15
Nashville, Tennessee
Jeudi 18 décembre
9 heures
— Envie pipi !
Le petit garçon marmonnait en tirant sur le devant de son pantalon de ski.
— Maman, envie pipi !
— Jeffie, qui t'a appris à dire ça?
Tami Gaylord regardait son fils, âgé de trois ans, avec amusement. Il était au stade où il répétait tout ce qui entrait dans ses petites oreilles.
— Sais pas. Envie pipi !
Un après-midi de luge avait semblé idéal pour canaliser l'énergie débordante de Jeffie. Mais les réalités de la nature se faisaient sentir au moment le moins opportun. La jeune mère regarda autour d'eux. Les toilettes publiques étaient à l'autre bout du parc, et son fils n'allait pas pouvoir faire cinq cents mètres dans la neige tout en se retenant. Il n'y avait personne autour d'eux. Après tout, c'était un garçon... Il n'avait qu'à se cacher derrière un buisson, baisser son pantalon et viser soigneusement. Elle savait que son père avait essayé de lui apprendre à écrire son nom dans la neige, quelques jours plus tôt. Elle les avait pris en flagrant délit derrière le garage et les avait grondés en riant. Les hommes...
— Viens ici, mon cœur. On va se mettre derrière ces buissons. Tu te rappelles ce que papa t'a appris l'autre soir?
— Ecrit mon nom !
Jeffie commença à enlever sa combinaison, et Tami se baissa pour l'aider. Quand il en tut débarrassé, ils passèrent derrière l'écran des buissons qui les dissimulait à la vue du reste du parc. Tami joua avec une fine branche de sapin pendant que Jeffie faisait pipi en chantonnant les lettres de son prénom.
— Grand J, petit E, petit F... Aaaaaaah ! Mamaaaaaaan ! Tami vola à son secours.
— Quoi, mon cœur ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Avait-il été mordu ? Des animaux se cachaient-ils dans
les buissons ?
Les traits contorsionnés par l'horreur, Jeffie tendait le doigt devant lui. Tami regarda l'endroit qu'il désignait.
— Nom de...
Il y avait quelque chose dans les buissons, une protubérance. Lorsque la chose se mit à bouger, Tami et Jeffie poussèrent un cri.
Une voix épuisée s'éleva de la forme couverte de neige.
— Porfavor... Aidez-moi. S'il vous plaît.
Les gyrophares de l'ambulance jetaient des reflets bleus sur la neige cristalline qui couvrait le parc Edwin Warner, des reflets mouvants qui venaient aveugler Taylor toutes les trois secondes. Les reflets éclairèrent l'arrière du véhicule, et la fille brune sur le brancard tressaillit, éblouie.
Taylor s'approcha des secouristes qui l'entouraient. Elle reconnut un rouquin du nom de Mike Bunch. Il mettait un pansement autour du genou écorché de la victime.
— Mike, dit-elle en lui tapotant l'épaule. Il sursauta, puis sourit.
— Taylor, dit-il. Que puis-je faire pour toi ?
— Ça t'ennuierait que je te coupe ton gyrophare ? Ça fait mal aux yeux.
— Tu peux me faire tout ce que tu veux, ma grande. La moustache de Bunch frétillait. Taylor roula les yeux, alla ouvrir la porte conducteur et éteignit le gyrophare.
De retour devant les portes ouvertes à l'arrière de l'ambulance, elle entendit une voix murmurer :
— Gracias.
— De nada, répondit Taylor.
Vingt minutes plus tôt, elle croyait avoir affaire à une victime de Blanche-Neige. L'annonce radio avait été succincte : une jeune femme aux cheveux noirs avait été retrouvée dans le parc. Taylor s'était précipitée à Edwin Warner dans un hurlement de sirènes, à bout de nerfs, certaine que le corps était celui de Jane Macias. Une hypothèse logique, puisque personne n'avait pris la peine de lui dire que ce corps était vivant et qu'il parlait. Avec un fort accent espagnol.
Les bras croisés, Taylor attendit que Bunch lui laisse la place. Il posa quelques dernières questions à la fille dans un espagnol minable — « Vous avez mal ailleurs ? Je peux vous apporter de l'eau ? » —, puis il s'éloigna en faisant un signe de tête à Taylor. Il alla rejoindre un groupe de policiers en uniforme qui fumaient. Dans l'air glacé, l'odeur de leurs cigarettes était acre et prononcée ; Taylor était partagée entre l'envie de recommencer à fumer et la nausée.
Elle se tourna vers la victime. Victime de quoi, au fait ? Les cheveux de la fille étaient sales, ses côtes saillantes comme celles d'un chien affamé. Ses yeux bruns étaient voilés de souffrance et de désespoir. Le moindre bruit la faisait sursauter — un grincement dans les branches des arbres, les petits cris d'un écureuil, les voix basses des hommes qui discutaient au loin, les voitures qui passaient dans la rue, à une centaine de mètres, et dont les conducteurs ralentissaient pour essayer de voir ce qui était arrivé. Taylor s'approcha en lui tendant la main, comme à un animal sauvage. La fille finit par lever les yeux et croiser son regard. L'instant d'après, elle se détournait comme si on l'avait frappée. Elle avait sérieusement dégusté, cela se voyait.
Quand elle finit par parler, l'histoire qu'elle raconta brisa le cœur de Taylor. Elle était bien une victime, non pas de Blanche-Neige, mais d'hommes indignes et haïssables. Victime de la concupiscence, de la cupidité et de toutes les pulsions maléfiques qui dévoient les hommes de bien. Cette fille avait été une esclave.
Recroquevillée sur un brancard à l'arrière de l'ambulance, emmitouflée dans des couvertures, les yeux baissés, elle raconta d'une voix à peine audible, dans un anglais passable, son calvaire.
— Je viens du Guatemala. Je m'appelle Saraya Gonzalez. Je travaille dans la cuisine de l'hôtel avec ma sœur. Un jour, un homme vient, il me dit « tu es très belle », et il prend ma sœur. Je cours après, mais il me frappe et je tombe par terre. Je pleure longtemps.
» Un an passe. Je n'ai pas de nouvelles de ma sœur. Personne n'a de nouvelles. Un jour, l'homme revient. Il me regarde dans la cuisine, il me dit "tu as grandi, tu es parfaite maintenant". J'ai douze ans. Il me prend avec lui. Au début, il est gentil. Il me donne nourriture, boisson, bon lit pour dormir. J'ai plus besoin travailler dans la cuisine.
» Il a envie de moi, c'est sûrement naturel. Beaucoup d'hommes ont envie de moi, mais avant, ma sœur les éloignait. Maintenant, ils viennent autour de moi comme des mouches. J'ai pas le choix. Quand un homme veut coucher avec moi, il m'emmène dans la chambre du fond. Il y a un appareil photo. Il fait ce qu'il veut, si ça fait mal il s'en fiche. Après, il donne de l'argent.
» Je suis très honteuse. Mais quoi faire? Si je vais à la police, ils m'expulsent. Je n'ai pas d'homme pour me défendre, plus de sœur. Je suis à leur merci.
» D'abord il m'amène d'autres hommes qui aiment les jeunes filles. Ils demandent de les masser. Du massage, ils appellent ça. Ils font les mêmes choses que lui, me forcent à écarter jambes, fesses, bouche. Je le fais, pas parce que j'ai envie, mais parce que je sais que plus vite ils ont fini, plus vite ils s'en vont.
» Il y a des appareils photo dans la chambre. Je trouve la caméra vidéo dans le placard. Ils font des vidéos, ils vendent des vidéos de moi avec des hommes. »
Taylor avait écarquillé les yeux.
— Vous en êtes sûre? Des vidéos et des photos? La fille avait acquiescé.
— Oui, je suis sûre. Je les vois faire des vidéos puis mettre dans des enveloppes. Il y a un ordinateur dans la chambre vide, c'est le bureau de l'homme.
— Comment s'appelle-t-il, cet homme ?
— Oh, non... Je ne peux pas dire. Je veux pas mourir.
— Saraya, comment êtes-vous arrivée ici, dans ce parc?
A cet instant, la peur qui brillait dans les yeux de la fille s'était transformée en panique.
— Je me suis enfuie. Je me suis dit, vaut mieux être morte que vivre comme ça.
« Bizarre... », se dit Taylor sur le chemin du retour vers le bureau. Elle n'avait pas douté un instant de la véracité de l’histoire. Il fallait dire qu'elle avait un puissant détecteur de mensonges interne. Les gens se prétendent victimes pour une myriade de raisons : Taylor était relativement douée pour repérer ceux qui mentaient. Il lui était arrivé de se tromper, mais pas souvent.
Le plus important, c'était que Saraya Gonzalez n'était pas la victime de Blanche-Neige. Cela méritait réflexion. Taylor était tellement préoccupée par l'affaire Blanche-Neige qu'elle avait mis de côté la plupart des autres dossiers en cours. Il fallait qu'ils élucident ces foutus meurtres pour qu'elle puisse retourner à son boulot normal... Il y avait des gens à Nashville qui avaient besoin de son aide. Donnez-moi vos pauvres, vos exténués, vos opprimés. Je me battrai pour eux. C'était son leitmotiv, la vocation à laquelle elle essayait de répondre. Et que son père n'avait jamais comprise.
Elle crut sentir de nouveau des effluves d'eau de Cologne. Win Jackson allait-il la hanter ainsi pour le reste de ses jours ? Elle tenta de chasser le souvenir, mais c'était impossible. Le simple fait de penser à lui la faisait douter, comme lorsqu'elle était petite, vulnérable et incapable de s'attirer l'amour de son père. Elle ne lui avait pas parlé depuis trois ans, c'est-à-dire depuis sa promotion au grade de lieutenant. Leur relation avait toujours été orageuse—Taylor ne respectait guère les raccourcis que Win avait pris pour arriver au sommet, et lui était exaspéré que sa fille soit devenue flic. Mais leur dernière conversation avait été particulièrement explosive. Taylor avait notamment conseillé à son père de garder son argent et d'aller se faire foutre.
Elle savait qu'il n'était pas mort. Elle le sentait. Même si elle était brouillée avec toute sa famille, elle avait encore le sentiment qu'il était là, quelque part, dans le monde. Sinon, elle l'aurait su.
Au moins, elle n'avait pas à lui demander de l'escorter jusqu'à l'autel.
Taylor s'arracha au passé et ancra fermement ses pensées dans le présent. Elle avait un nouveau mystère à résoudre. Et pour une fois, il concernait quelqu'un de vivant.
En repensant à l'histoire de Saraya, aux atrocités articulées par cette petite voix à l'accent espagnol, elle frissonna. Valait-il mieux mourir que d'endurer ces terribles abus ? En tout cas, elle comprenait la fugue désespérée de la jeune femme. Elle était trop faible pour être venue de loin ; le salon de massage devait se trouver dans les environs de Nashville. Mais après avoir raconté son histoire, Saraya s'était refermée sur elle-même et avait refusé de répondre à d'autres questions. Taylor avait fait signe à Bunch de l'emmener à l'hôpital. Un bon lit, dans un endroit où elle était en sécurité, et un peu de nourriture lui délieraient peut-être la langue.
A mesure qu'elle approchait du centre, la circulation devenait plus dense. Quelque chose était arrivé. Taylor avança au ralenti et finit par tourner au coin de la Troisième. Des camionnettes de la télévision s'alignaient à perte de vue. Leurs antennes paraboliques étaient sorties, et une foule grouillait devant le commissariat en bouchant l'entrée du parking.
Résistant à la tentation de dégainer son arme et de tirer en l'air pour dégager un passage, Taylor sortit un gyrophare de sous son siège, baissa la vitre et tendit la boule lumineuse à bout de bras. Puis elle klaxonna de toutes ses forces. Cela fit son effet : la foule se fendit pour la laisser passer. Taylor entra dans le parking et se gara en double file à côté du véhicule de la Channel 4. Elle avait bien envie de lui coller un PV.
Son téléphone sonna : c'était Sam. Elle décrocha tout en traversant le parking d'un pas rapide. Des voix résonnaient dans ses oreilles, mais elle leva la main en faisant le geste universel qui signifie « aucun commentaire ». Sam parlait assez fort pour que Taylor puisse l'entendre malgré le brouhaha.
— Cette idiote de Renée Saint-Clair est en train de faire une conférence de presse dans l'entrée de mon bâtiment !
Taylor lança un regard par-dessus son épaule.
— Mais les journalistes sont ici !
— Pas tous, crois-moi. J'ai dû appeler les flics pour gérer la circulation dans la rue. Elle va sans doute se pointer chez toi dès qu'elle en aura fini ici. Allume la télé, tu vas la voir dans toute sa splendeur décharnée. Elle n'est pas belle à voir.
— Sa fille vient de mourir.
— Je suis au courant. Tu me rappelles plus tard? Il faut que j'essaye de reprendre le contrôle de la situation. Et reste loin des caméras. Je te jure, je l'ai mauvaise. Que cette anorexique ait décidé de faire sa conférence de presse dans mes bureaux, ça me dépasse.
Sam raccrocha abruptement et Taylor rangea son téléphone. Le moins qu'on puisse dire, c'était que Sam et Renée ne s'étaient jamais bien entendues.
Les cris des journalistes s'estompaient derrière elle. En montant l'escalier de service, elle sentit son cœur s'alourdir à chaque marche. Ce cirque n'avait pas lieu en l'honneur de la pauvre innocente qu'on venait de découvrir dans les buissons du parc Edwin Warner, ni de Jane Macias, ni même de Gisèle Saint-Clair. Cela n'avait rien à voir avec les victimes.
Avant même d'ouvrir la porte du bureau, elle entendit le vacarme de la télévision. Toute l'équipe des homicides était rassemblée autour de l'écran. Taylor se plaça à côté d'eux.
A l'époque où elle avait quitté Nashville pour chercher fortune à Hollywood, Renée Saint-Clair était une jolie fille. Elle avait un petit visage d'elfe, des cheveux blond pâle, des jambes interminables, une voix de petite fille haletante qui évoquait vaguement Marilyn jeune. Hollywood l'avait prise sous son aile et avait fait d'elle une femme éblouissante. Une étoile. Filante.
Injections aux lèvres, implants aux pommettes et aux seins, chirurgie des oreilles, liposuccion, retrait d'une côte... tout cela n'avait rien d'exceptionnel. C'était la procédure normale. Son coach vocal avait complètement éliminé son accent du Tennessee, et fait sortir des tréfonds de sa poitrine artificielle une voix basse et rauque à la Mae West. Ses longs cheveux blonds étaient colorés en quatre teintes qui devaient nécessiter des heures d'entretien hebdomadaires.
Sous un vernis de muscles obtenu par la pratique quotidienne de l'aérobic et du yoga, son corps était décharné. Seuls ses seins se dressaient fièrement; le reste de son corps semblait recroquevillé sur lui-même, comme s'il se dévorait de l'intérieur.
Les magazines people lui attribuaient un nouveau petit ami, toujours plus jeune qu'elle, au moins une fois par semaine. Pour une actrice qui avait été la coqueluche d'Hollywood quatorze ans plus tôt, cela tenait de l'exploit. A présent, les colporteurs de ragots et autres animateurs du câble allaient se régaler pendant des jours. La fille chérie de Renée, morte aux mains d'un tueur en série. C'était vraiment trop horrible !
Au passage, la pauvre morte serait transformée en icône, en créature mythique ; négligée dans la vie, elle serait adulée dans la mort. Résultat : sa mère serait réinsérée dans le cycle de l'actualité. Des films seraient tournés. Des histoires racontées. Les médias étaient déjà sur le coup.
Voilà ce qui passait à l'esprit de Taylor tandis qu'elle regardait Renée lancer un appel au FBI et à la police de Nashville pour retrouver le meurtrier. Elle offrit même une récompense, garantissant ainsi une foule de fausses pistes et d'appels bidons. Le top !
Taylor détourna le regard et partit dans son bureau. Le grand cirque avait décidément commencé.
Quelques minutes plus tard, quand son téléphone sonna, elle décrocha sans regarder le numéro affiché.
— Ça alors ! entendit-elle. Taylor Jackson. Quelle surprise !
C'était Renée. Son accent du Sud était tellement joué que c'en était insupportable. Quelqu'un avait dû lui conseiller d'essayer de se fondre dans la masse pendant son séjour dans sa ville natale. Ailleurs, elle se serait immédiatement fait remballer, mais à Nashville, on souriait, on hochait la tête et on faisait comme si de rien n'était. En réalité, s'il y avait une chose que les gens du coin ne supportaient pas, c'était ceux qui faisaient semblant de l'être. Ce soir, après le départ de Renée Saint-Clair, les langues iraient bon train.
— Renée... Toutes mes condoléances.
— Je n'arrive pas à y croire. Je viens d'identifier le corps de ma fille à la morgue. Qu'est-ce qui se passe, Taylor? Pourquoi est-ce que mon bébé a été tué?
La voix de Renée se brisa. Taylor s'imaginait parfaitement les yeux bleu porcelaine remplis de larmes, le mouchoir blanc soigneusement choisi qu'elle pressait contre sa gorge.
— On fait tout ce qui est en notre pouvoir pour répondre à cette question, Renée.
— Et moi, qu'est-ce que je peux faire?
Renée reprit sa voix normale, une voix dépourvue de toute personnalité ou émotion. En réalité, elle faisait vaguement penser à celle de Kitty, mais Taylor chassa cette pensée de son esprit.
— Eh bien, pour commencer, tu te rappelles la dernière fois que tu as parlé à Giselle ?
— C'était la semaine dernière, je crois. Elle habite avec mes parents. Tu te souviens d'eux ?
— Bien sûr.
Les Saint-Clair étaient des gens cordiaux et affectueux : Taylor s'étaient toujours demandé comment ils avaient engendré une égomaniaque à l'ambition aussi dévorante.
— Us étaient censés la surveiller. Aux dernières nouvelles, ils avaient organisé une excursion à Gatlinburg. Tu parles d'un trou paumé... A mon avis, Giselle a dû s'ennuyer à mourir et, de retour à la maison, elle a voulu s'amuser un peu. Elle a dû attendre qu'ils s'endorment pour sortir avec une copine. Tu sais comment sont les jeunes. Ils cherchent les problèmes.
Un détail vint à l'esprit de Taylor. Il fallait qu'elle pense à en parler à John. On n'avait aucune idée de l'endroit où le tueur se procurait ses victimes. Leur taux d'alcoolémie et le Rohypnol dans leur sang suggéraient que cela se passait dans un bar. Or, dans une ville comme Nashville, où il y avait un bar toutes les trois portes, il était presque impossible de savoir où orienter les recherches. Mais si Giselle avait eu rendez-vous avec une amie dans un endroit précis, cela pouvait constituer une piste. C'était presque trop beau pour y croire.
— Renée, dit-elle, ce n'est pas la peine de faire des suppositions. Nous avons longuement parlé à tes parents et rien ne laisse penser que ta fille sortait le soir en catimini.
N'empêche, pensa-t-elle, le petit anneau doré dans le clitoris de Giselle en disait long sur son comportement. Et avec la mère qu'elle avait, les chances pour que Giselle soit une enfant sage étaient quasiment nulles.
— Contrairement à ce que tu as l'air de penser, Taylor, je connais ma fille. C'est une mauvaise graine qui ne fait que s'attirer des ennuis. Elle boit, elle fume, elle se drogue et Dieu sait quoi encore depuis l'âge de douze ans... Elle est absolument incontrôlable. C'est pour ça que je l'ai envoyée ici, à Nashville, à l'écart de Hollywood. On ne peut rien lui dire, elle n'écoute aucun conseil, elle doit tout expérimenter par elle-même.
Taylor fut frappée par l'emploi du présent Renée n'avait pas encore vraiment réalisé que Giselle était morte. A l'autre bout du fil, il y eut un crépitement, puis une longue expiration. Renée venait d'allumer une cigarette.
— Voilà ce que je ne comprends pas, Taylor. Elle était jeune, mais pas naïve du tout. Elle avait un radar intégré...
— Si tu es encore au centre médico-légal, tu ferais mieux d'éteindre cette cigarette, sinon Sam va te tuer. Il y eut un bruit estompé, puis Renée toussa une seule fois, profondément.
— Taylor, tu te rappelles la fois où on a piqué des cigarettes à Mme Mize et qu'on est allées les fumer dans les bois derrière chez tes parents ? On avait quoi ? Dix, onze ans ?
Taylor ne put s'empêcher de rire. Mme Mize était l'ancienne gouvernante de ses parents ; nurse d'enfant, femme de ménage et polisseuse d'argenterie, elle avait accessoirement servi de mère adoptive à Taylor. Elle avait consacré nettement plus de temps à son éducation que ne l'avaient fait Win et Kitty.
— Onze ans. Elle m'a mis une raclée quand elle s'en est aperçue. Tu avais pris le dentifrice dans sa salle de bain pour qu'on puisse se rincer la bouche, mais tu as oublié de le remettre. Elle savait qu'elle venait d'acheter un nouveau tube, ça lui a mis la puce à l'oreille et elle a commencé à compter ses clopes. Elle était furax.
— Elle l'a dit à mes parents. Ils étaient furax, eux aussi.
Taylor réfléchit un instant. Ses parents à elle avaient également été informés de l'incident. Elle avait été punie, bien sûr, et théoriquement interdite de revoir la fille des Saint-Clair, mais c'était Mme Mize qui lui avait mis une énorme fessée, puis qui l'avait cajolée et consolée parce qu'elle détestait avoir à faire la discipline à la place de Kitty et Win. Ce soir-là, elle lui avait préparé du chocolat chaud et lui avait lu un conte norvégien pour l'endormir.
— Qu'est-ce qu'elle est devenue, Mme Mize?
— Décédée l'année dernière. Elle est morte dans son sommeil, la pauvre chérie. Elle mériterait d'être canonisée pour avoir supporté ma famille toutes ces années,
Taylor se mit à rire doucement ; l'espace d'un instant, ce souvenir doux et tendre lui mit du baume au cœur. Puis elle secoua la tête et se concentra de nouveau sur son interlocutrice.
— Renée, j'aimerais continuer à parler du bon vieux temps, mais j'ai du boulot. Y a-t-il autre chose que tu puisses me dire à propos de Giselle, de ses amis, des gens en dehors de la famille qui la connaissaient bien ?
Il y eut un silence, et Taylor se rendit compte que Renée ne savait rien de la vie quotidienne et intime de sa fille. C'était aussi improbable que d'imaginer Kitty se demandant pourquoi sa fille fumait en cachette avec la petite Saint-Clair. Le cœur de Taylor se fendit un peu, et elle s'étonna de pouvoir encore ressentir quelque chose à cet endroit.
— O.K., Renée. Merci d'avoir appelé. Encore toutes mes condoléances. Tu vois avec Sam pour le reste, et on se tient au courant.
— Taylor, je te fais confiance pour attraper celui qui a tué ma filie. Et je suis contente que tu t'en occupes. Ce salopard n'a pas l'ombre d'une chance contre toi.
Elle raccrocha, laissant à Taylor un curieux sentiment de fierté, de chagrin et de nostalgie.
Après ce coup de fil, Taylor se tint la tête entre les mains pendant un long moment. Elle avait le sentiment que ses poumons s'étaient vidés d'oxygène. Comment en était-elle arrivée là ? A enquêter sur le viol et le meurtre de la fille d'une amie d'enfance ? Il y avait quelque chose de terrible là-dessous. Quelque chose qui ne tournait pas rond du tout
Deux coups furent frappés doucement à la porte.
— Tout va bien, mon cœur?
Taylor leva la tête et contempla l'homme qu'elle aimait. Ses yeux étaient d'un vert limpide, son sourire discret, ses cheveux bruns parsemés de gris. Ses épaules larges — il mesurait quinze centimètres de plus qu'elle. Chaque fois qu'elle posait les yeux sur lui, elle éprouvait un sentiment de sécurité. Elle avait terriblement besoin d'être rassurée, elle qui dormait avec une arme à côté de son oreiller. Et une veilleuse allumée. Et qui rêvait de bras puissants pour repousser les monstres et les cauchemars. Elle l'avait bien trouvé, son sauveur.
— Ça va. Un peu fatiguée... Et toi, qu'est-ce que tu fais?
— J'espérais apercevoir la grande Renée Saint-Clair.
— Tu veux un autographe ? demanda Taylor. Je dois pouvoir t'arranger le coup. Elle est chez Sam, il suffit que je lui passe un coup de fil,..
— Non, merci, dit-il en riant.
— Quoi, tu n'es pas attiré par les potiches anorexiques refaites de partout?
— Sachant que toi, tu existes, et que tu es prête à m'épouser? Non, elles ne m'intéressent pas. En fait, je suis venu te transmettre un message.
— Vraiment ? De la part de qui ?
— La fille qu'on a retrouvée dans le parc. Elle veut partir. Elle se bagarre avec l'hôpital pour sortir sous sa propre responsabilité, contre l'avis du médecin. Ils viennent d'appeler, c'est Marcus qui leur a parlé. Je lui ai dit que je t'avertirais.
— Saraya?
Taylor se massa une tempe du bout du pouce. Une douleur lancinante était apparue quelques instants plus tôt, et à présent, elle s'intensifiait. Elle sortit un flacon d'Advil du tiroir de son bureau et avala trois comprimés. Puis elle se leva.
— Bon... La reine des glaces, elle est où?
— Charlotte ? Au Bureau d'investigation du Tennessee, en train de se faire massacrer par la presse pour avoir manqué le lien ADN entre les dossiers nationaux. Ils veulent à tout prix lui faire avouer qu'elle a fait une erreur. C'est peut-être le cas, d'ailleurs. Pour ce que j'en sais... En tout cas, elle en a pour un moment, et j'ai pensé qu'on pourrait élucider l'affaire tous les deux pendant qu'ils lui tenaient la jambe.
— Comme c'est gentil de ta part ! Elle est tellement adorable... Je souhaite bien du plaisir aux journalistes. Mais avant d'aller coincer Blanche-Neige, il faudrait que j'aille voir pourquoi ma victime du parc tient tellement à faire ses valises.
Ils ne parlèrent pas beaucoup pendant le trajet jusqu'à l'hôpital. John conduisait, Taylor appuyait sa joue contre la vitre froide et rêvait à l'été. A vrai dire, elle n'avait pas tellement hâte que l'hiver prenne fin. Elle adorait l'air froid et tonifiant, les ciels gris, les feux de bois et les vêtements douillets. Mais en été, tous ses problèmes auraient disparu. Elle en aurait fini avec ce dossier, son mariage serait passé, ils partiraient en vacances au bord de l'océan et bronzeraient sur le sable en lisant des livres faciles. Ils feraient l'amour après avoir bu quelques cocktails de trop, s'endormiraient dans un hamac sous le ciel étoile, bercés par le bruit de la mer et un sentiment d'espoir fugitif. La seule chose qu'elle détestait vraiment, en hiver, ce n'était pas le froid, mais l'abattement, le découragement qu'inspiraient les jours trop courts et les nuits trop longues.
Ils se garèrent et entrèrent directement au service des urgences. Taylor frissonna en voyant des ambulanciers entrer à toute vitesse, transportant une femme sur un brancard. Elle avait déjà vécu cela, et elle ne voulait pas le revivre. Elle passa ses doigts sur son cou, une habitude dont elle avait réussi à se défaire, comme pour les cigarettes. La cicatrice était encore là, bien saillante sous ses doigts. Elle correspondait au dernier geste d'un suspect dont le désespoir serait gravé pour toujours sur sa peau. Elle s'y était habituée. C'était ainsi, quand on frôlait la mort : soit on se laissait hanter par l'événement, soit on l'acceptait et on passait à autre chose. Elle avait choisi la deuxième solution. Elle préférait encore le rôle de celle qui tue au rôle de la victime.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, John glissa la main dans la poche arrière du jean de Taylor et lui pressa doucement la fesse. Elle essaya de faire comme si de rien n'était, mais cela la chatouillait, et elle finit par se mettre à rire.
— Tu es songeuse, Taylor... Tu as envie d'en parler?
— Non. Tu me connais, je déteste les hôpitaux. Elle est où, notre petite Saraya?
— Au quatrième. Viens, on prend cet ascenseur. Les portes étaient déjà ouvertes ; ils se glissèrent dans
la cabine et appuyèrent sur le bouton du quatrième.
John s'adossa au mur métallique en lui lançant un regard interrogateur. Taylor le fixa en mordillant légèrement sa lèvre inférieure. Sauf dans les moments où elle parlait travail, elle avait été beaucoup trop silencieuse, ces derniers temps. John sentait manifestement que quelque chose n'allait pas. Elle fit tourner sa bague de fiançailles sur son doigt et décida de se jeter à l'eau.
— O.K., dit-elle, écoute... J'appréhende un peu ce mariage.
John ricana gentiment.
— « Un peu » ? J'aurais cru « beaucoup ». A vrai dire, je commence à avoir l'impression que tu ne veux pas m'épouser du tout.
La douleur qu'elle percevait dans sa voix lui était insupportable. Elle leva la main vers son visage, lui caressa la mâchoire et repoussa une mèche de cheveux qui retombait devant son front.
— Mon chéri, tu te trompes complètement. Ce n'est pas du tout... Bon sang, comment t'expliquer? Ce n'est pas le mariage en soi qui me fait peur. Et encore moins le mariage avec toi. Tu sais bien que tu es le seul homme sur Terre que j'envisagerais d'épouser, sans parler de réserver l'église et d'acheter la robe...
— Tu as réservé l'église? demanda-t-il avec une excitation feinte. Tu as même acheté la robe?
— Arrête ! dit Taylor en riant. Tu n'es pas drôle. J'essaie de t'expliquer.
— Excuse-moi.
— C'est surtout la cérémonie que j'appréhende. Me mettre debout devant tous ces gens... Etre le centre de l'attention, ce n'est pas mon truc. Et si on...
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent alors qu'elle était sur le point de suggérer d'abandonner la cérémonie et de se marier en secret quelque part. Mais l'expression de John lui signifiait que c'était hors de question. Taylor décida de ne plus en parler pour l'instant. Elle avait donné son accord pour le grand tralala, elle devait assumer. Mais elle se réservait le droit de flipper jusqu'à la seconde où elle mettrait les pieds dans cette maudite église, le samedi suivant.
Elle adressa un clin d'œil à John et sortit de l'ascenseur avec nonchalance, comme si elle ne venait pas d'évoquer le jour le plus important de sa vie.
A l'accueil du quatrième, le bureau des infirmières était abandonné. Bizarre... Taylor sentit quelque chose se contracter dans sa gorge. Les couloirs étaient déserts et silencieux. Elle jeta un coup d'œil à John ; il avait déjà la main sur son arme. Elle se rendit compte que, d'instinct, elle avait eu le même geste. Tous deux s'avancèrent doucement en essayant d'évaluer la situation. Le silence était assourdissant. Dans un hôpital du centre-ville, cela n'arrivait jamais.
Taylor fit signe à John de se positionner à droite, puis elle avança de deux pas en direction du bureau. Ses sens primordiaux reprirent le dessus : elle reconnut l'odeur du sang avant de le voir. Elle passa la tête au-dessus du bureau et vit le corps affaissé sur le sol : une infirmière aux cheveux gris, en uniforme bleu. Elle était sur le dos, comme si elle avait glissé à terre et supplié son assaillant avant qu'il ne l'abatte d'une balle dans le front. L'impact était déformé, la balle n'était pas entrée à angle droit, mais la victime avait dû mourir sur le coup.
Taylor se baissa de nouveau derrière le bureau, à l'abri d'éventuels coups de feux. Bon sang, qu'est-ce qui se passait, ici ? Elle prit le risque de se relever un instant pour jeter un dernier coup d'œil sur la victime. John était accroupi à côté d'elle, pâle, son arme braquée en direction du couloir vide.
Taylor se rendit compte que les lieux n'étaient plus silencieux du tout. Des alarmes retentissaient, des cris s'élevaient. En une fraction de seconde, le temps pour eux d'évaluer la situation, un véritable tumulte avait éclaté.
Une porte claqua : Taylor sursauta, puis s'élança dans le couloir en direction du bruit, John sur ses talons. Elle dépassa un groupe de gens qui criaient et gesticulaient et partit en courant vers la cage d'escalier. Elle entendit John, derrière elle, crier : « La fille n'est plus là, elle a disparu ! » au moment où la paume de sa main s'écrasait contre la porte de la cage d'escalier et l'ouvrait dans un grand claquement.
Elle pointa son arme sur la silhouette en contrebas.
— Police ! Ne bougez plus ! hurla-t-elle.
La silhouette s'immobilisa une fraction de seconde, puis se précipita vers la porte du deuxième étage et disparut.
— Putain de merde !
Taylor passa une jambe par-dessus la rambarde et se laissa tomber d'un étage. Elle atterrit sur ses talons dans un grand claquement, faillit perdre l'équilibre, se redressa, se laissa tomber d'un étage supplémentaire et sortit de la cage d'escalier par la même porte que celui qu'elle poursuivait.
Le tireur avait bien choisi. Le deuxième étage était occupé par le service de chirurgie, et la porte qu'il avait empruntée donnait sur le centre de radiographie et d'endoscopie. L'endroit était désert ; le silence était bien réel, cette fois. Taylor tendit l'oreille, guettant un bruit de pas, un claquement de porte. Rien. Soit il était extrêmement rapide, soit il s'était planqué dans l'une des chambres.
Elle n'était pas assez sotte pour continuer sans renforts. Elle se plaqua contre le mur et sortit son portable; à cet instant, John apparut de l'autre côté de la vitre grillagée, l'air hagard. Elle lui ouvrit la porte.
— Il a disparu, chuchota-t-elle. J'allais l'appeler.
Il se pencha vers elle en chuchotant aussi.
— J'ai appelé la centrale. Je n'aime pas ça, Taylor. Mais pas du tout. On a trouvé un médecin dans la chambre de la fille, il a été battu. Il est vivant mais inconscient. Fitz et Marcus sont en route avec toute une ribambelle de gars en uniforme. Ils vont couvrir toutes les issues. Allons-y doucement en commençant par ce couloir, à gauche.
— Tu crois que c'est l'homme pour qui elle travaillait ? Elle avait l'air de dire qu'il tenait à elle. Qu'est-ce qui se passe, bon sang ?
John haussa les épaules.
— Soit elle a de la valeur professionnelle, soit elle en sait trop.
— Sans doute. Prends à gauche, je prends à droite. Pour les étages d'en dessous, on est couverts. A mon avis, il a filé. Je n'ai pas été assez rapide pour l'arrêter.
Elle se rendit subitement compte que sa cheville lui faisait affreusement mal. Elle avait dû se faire une entorse en sautant par-dessus la rambarde. Elle n'était pas une superwoman, après tout.
— O.K., dit John. Vas-y doucement, fais attention. Ils s'éloignèrent en suivant des directions opposées. Quelques secondes plus tard, John émit un sifflement bas.
Taylor revint sur ses pas et le trouva devant un cadavre.
Il lui fallut un petit instant pour reconnaître les traits délicats de Saraya Gonzalez. La jeune fille gisait dans une flaque de sang. Le claquement de tout à l'heure... ce n'était pas le choc de ses talons sur le sol, mais celui du coup de feu qui avait tué cette pauvre fille.
Taylor remit son arme dans son étui et se passa la main dans les cheveux. Cette semaine était en passe de devenir une des pires qu'elle ait jamais connues.
*
* *
La voie d'accès aux urgences du Baptist Hospital était encombrée de voitures de police : elles débordaient jusque dans la rue. Des gyrophares clignotaient d'un bout à l'autre de la Vingtième Avenue. Tout le quartier était en émoi.
Au poste de commande, Taylor attendait. Une véritable chasse à l'homme avait été lancée, même s'il semblait que l'auteur de la fusillade ait réussi à quitter la zone. On avait retrouvé une perruque, une casquette et un blouson dans une benne à ordures devant la sortie des urgences. Comme le montraient les vidéos de surveillance, le tueur avait quitté l'hôpital avec son déguisement intact; il s'en était débarrassé loin des caméras. Les images permettaient de se faire une idée de sa taille et de son poids, rien de plus. Des barrages routiers avaient été mis en place dans un rayon de deux kilomètres, mais en l'absence de signalement précis, ils ne serviraient sans doute pas à grand-chose. En ce qui concernait cet épisode, il était temps de s'avouer vaincus, et Taylor était furieuse — contre elle-même, contre le tueur, contre John et toute autre personne située dans un rayon de cinquante mètres.
Deux nouveaux cadavres attendaient Sam : celui de Saraya et celui de l'infirmière à l'accueil. Pour cette dernière, la mort avait été une simple question de chance. Si elle s'était trouvée à un autre endroit du service, elle serait sans doute en vie. Bon sang... Pourquoi ne s'était-il pas contenté de tirer sur la fille ? Pourquoi avait-il essayé d'abord de l'enlever? Le seul contact que Taylor avait eu dans ce monde avait disparu pour toujours.
Non loin d'elle, Fitz parlait doucement dans son téléphone. A un moment donné, il lança un regard à Taylor.
Elle comprit immédiatement qu'il y avait un problème. Quelqu'un d'autre était mort.
Il termina la communication, puis rangea son téléphone et se passa la main sur le visage. D'un coup, Taylor remarqua à quel point il paraissait fatigué. Fitz n'était plus tout jeune; le stress accumulé au cours de la semaine se lisait clairement sur ses traits. Il s'avança vers elle en secouant la tête.
— On a une scène de crime, dit-il. Un homicide. Faut que j'y aille. Tu veux m'accompagner ?
— Comme si on n'avait pas eu notre dose pour la journée ! C'est Jane Macias ?
— On ne dirait pas. C'est dans un salon de massage près de Nolensville Road.
Un intense soulagement envahit Taylor. L'idée d'avoir échoué à sauver cette fameuse Jane lui était devenue intolérable.
— Journée noire pour les salons de massage, dit-elle. Marrant, je croyais qu'on les avait tous fait fermer.
— Attendez, dit John en arrivant derrière eux. Où allez-vous ?
— On vient de nous signaler un meurtre dans un des salons de massage qu'on est censés avoir fermés. Possible qu'il y ait un lien avec Saraya. On y va. Ce type s'est fait la malle, c'est clair. Marcus s'occupe des recherches, il n'a plus besoin de nous.
— Ni de moi, d'ailleurs. Je vous accompagne?
— Pourquoi pas? grommela Fitz. Plus on est de fous...
Ils s'entassèrent dans la voiture de Fitz et s'éloignèrent, laissant le fiasco de l'après-midi derrière eux.
— Quoi de neuf sur l'imitateur de Blanche-Neige ? demanda Fitz. Marrant, je pensais que la poupée de Quantico ne nous lâcherait pas d'une semelle aujourd'hui. Vous savez où elle est passée?
— Pas vue, répondit John. Il faut dire que je n'ai pas mis le nez au bureau, aujourd'hui.
— Quel dommage..., fit remarquer Taylor d'un ton sarcastique.
Charlotte Douglas allait devenir un problème, c'était évident.
— On n'a rien appris de nouveau sur l'affaire Blanche-Neige, aujourd'hui, dit-elle. On a été un peu occupés. A vrai dire, Renée m'a donné une idée pour reconstituer l'emploi du temps de Giselle avant sa mort. J'ai envie de demander à ses grands-parents si elle avait des fréquentations qui ne leur plaisaient pas trop. Renée a insinué que Giselle sortait régulièrement en douce.
Fitz traversa le pont, prit la bretelle d'accès à 1165 en direction du sud, puis sortit presque aussitôt pour accéder au salon de massage par les petites rues. Tout ça pour éviter la rocade. Parfois, cela rendait Taylor dingue, mais il fallait dire qu'en dehors de l'autoroute, c'était un dieu du volant. Quelques minutes plus tard, il s'arrêtait devant une petite maison aux allures coquettes.
— C'est un salon de massage, ça?
— Apparemment. Depuis qu'on les a virés du centre-ville, ils se sont installés par ici, dans des maisons particulières.
Le quartier comptait une majorité d'habitants hispanophones, ainsi que quelques Kurdes et Noirs indigents. Les rues alentour regorgeaient de dealers de crack, et un ensemble de logements sociaux se dressait quelques rues plus loin. Une bonne partie des habitants étaient sans papiers, et ne faisaient pas confiance à la police pour quoi que ce soit.
Taylor, Fitz et John descendirent du véhicule, s'identifièrent auprès du poste de commande, signèrent la feuille de présence et récupérèrent leurs tenues de fête — les pantoufles, gants et blouses en plastique qu'on endossait pour les rendez-vous avec la mort.
Sur la pelouse devant la maison, un officier s'avança pour les saluer. C'était Bob Parks, un inspecteur de police qui faisait également partie d'une cellule d'intervention d'urgence. Taylor l'appréciait tout particulièrement : efficace, fiable et heureux de vivre, il arborait une luxuriante moustache brune.
— Entrez, entrez ! lança-t-il. C'est gentil de vous joindre à nous. Vous allez vous régaler : on a du sang, des viscères et quelques autres substances qui ne manqueront pas de vous séduire.
— Salut, Bob, dit Taylor en lui donnant une tape dans le dos. Comment va la famille ?
— Comme dirait Dilbert, on est à peu près aussi heureux qu'une bande d'écureuils dans un magasin de pneus.
Taylor ricana.
— Ces ados auront ma peau, lieutenant. Bonjour, docteur Baldwin.
— Salut, Parks. Dommage qu'il faille ce genre de circonstances pour se revoir.
— Et moi, dit Fitz en s'avançant vers l'officier, tu me dis ni bonjour ni merde?
— Dis donc, tu n'es pas encore à la retraite ? T'es trop vieux pour ce genre de conneries, Fitz.
— T'es pas loin derrière, je te signale. Qu'est-ce qui s'est passé ?
Parks se retourna vers la petite maison en secouant la tête.
— C'est pas beau à voir. Double homicide, deux filles.
Toutes les deux l'air d'origine hispanique. Ce serait plutôt normal, vu le quartier, mais on n'en est pas sûrs, parce qu'elles sont face contre terre. On attend la légiste pour les retourner. On a déjà pris des photos et une vidéo.
— D'origine hispanique, dit songeusement Taylor. Allons voir ça.
Sous la petite véranda, tous quatre enfilèrent les gants et les pantoufles en plastique qu'on leur avait distribués. Taylor serra sa queue-de-cheval en un chignon, pour ne pas contaminer la scène de crime en perdant des cheveux. Ils pénétrèrent dans la maison en suivant de fins rubans adhésifs collés sur le sol.
L'intérieur de la maison était décoré en blanc presque monochrome. A gauche de l'entrée, des meubles en cuir blanc entourés de tables et de lampes de verre ornaient un petit séjour aux murs et aux rideaux blancs. A droite, la cuisine avait un sol de marbre et un plan de travail blancs. Une moquette blanche couvrait le petit couloir qui desservait trois portes. Celle du fond, ouverte, laissait apercevoir une salle de bain blanche immaculée ; Taylor supposa que les deux autres donnaient sur des chambres.
Elle avait raison.
— Chambre numéro un, dit Parks en faisant un geste vers la droite. Et voici la chambre numéro deux. Faites votre choix, elles sont presque identiques.
Taylor choisit la droite. Depuis l'embrasure de la porte, elle éclaira la pénombre. Elle n'eut pas besoin d'allumer le plafonnier pour voir le sang. Des quantités copieuses de sang, qui ressortaient très nettement sur le fond blanc. En fait, il y avait du sang partout : sur le lit, la tête de lit, les murs et la moquette. Au milieu du lit, une femme aux cheveux sombres étaient étendue à plat ventre. Les draps qui l'entouraient étaient presque noirs. Exsanguination, pensa Taylor. Les jambes de la fille gisaient de travers, la gauche tordue sous la droite comme si elle s'était effondrée dans cette position. Taylor n'arrivait pas à voir ses bras.
Elle changea de place avec Fitz et John. Dans la chambre de gauche, elle vit une scène presque identique à celle qu'elle venait de voir. Un nœud se forma dans son ventre. Un double homicide avec deux scènes de crime presque identiques...
Elle entendit des voix, tourna la tête, vit Sam arriver à toute allure au bout du couloir.
— Paraît que t'as eu une mauvaise journée, dit-elle en approchant.
— Pas pire que la tienne. Tu as quand même eu Renée Saint-Clair dans ton bureau au réveil. Moi, j'en suis juste à mon quatrième cadavre de la journée. Ah, et puis l'ex-copine de John est en ville, et elle a l'air de mijoter un mauvais coup.
— Une journée placée sous de bonnes étoiles pour toutes les deux. Qu'est-ce qu'on a, ici ?
Sam portait tout l'équipement de protection et brûlait manifestement d'envie de passer à l'action.
— Deux corps, une tonne de sang et un sacré bordel. On t'attendait pour éclairer nos lanternes. Elles sont à plat ventre, j'aimerais les voir retournées. Tout ça me donne une sale impression de déjà-vu, si tu me suis.
— Je vois. Laisse-moi me mettre au boulot. Au fait, tu n'as pas oublié qu'on dînait ensemble, ce soir? Je risque d'être un peu en retard.
Taylor émit un gémissement de douleur. Il y avait bien un dîner prévu pour ce soir : c'était leur enterrement de vies déjeunes filles. Elle avait complètement oublié.
— Tu sais, si on annulait, je n'en mourrais pas.
— Allez, Taylor... Les garçons sont tout excités. On va dîner ensemble, ensuite on les laissera partir à VIBE. Il y a un petit bar sympathique juste à côté où on pourrait boire un verre toutes les deux. Sauf si tu préfères rester avec les strip-teaseuses, évidemment.
— John est tout excité d'aller dans un strip-club? Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule : son fiancé s'était éloigné vers l'entrée, son téléphone plaqué contre son oreille. Il plissait le front; elle se demanda à qui il parlait
— Je crois que c'est surtout Simon qui est excité. Depuis la naissance des bébés, il n'a pas eu l'occasion de passer beaucoup de soirées entre garçons. Il va rester avec les autres à regarder les fifilles danser, et on va passer un bon moment à se détendre toutes les deux. Ne me gâche pas mon plaisir, d'accord?
— O.K., O.K., j'ai compris. Sauf pour le dîner, c'est exclu. Comment il s'appelle, ce bar ? On n'a qu'à se retrouver directement là-bas. Entre la fusillade à l'hôpital et ce double homicide, j'en ai pour des heures à faire les paperasses.
Sam réfléchit
— Je crois qu'il s'appelle quelque chose comme... Control Oui, c'est ça, Control.
— On dirait un bar gay.
— Ce n'est pas moi qui ai choisi le nom, et ce n'est pas un bar gay. On s'y met ?
Sam entra dans la première chambre et installa soigneusement son matériel, en prenant son temps. Une bonne vingtaine de minutes s'écoula avant qu'elle ne se déclare prête à retourner la fille. Avec l'aide d'un technicien de scène de crime, elle fit rouler le corps sur le drap.
Taylor bavardait avec Parks quand elle entendit Sam émettre un hoquet de surprise.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Tu ferais mieux de venir voir, dit Sam.
Taylor entra dans la pièce et s'avança vers le lit. Un simple coup d'oeil sur le corps lui suffit pour comprendre. Ses poumons se vidèrent.
— Oh, mon Dieu...